mardi 15 novembre 2022

BOUQUET FINAL

 

BOUQUET FINAL

À Pierre, mon père

Étoile Saint Roger - 1933 - Pierre, debout à gauche à côté du prêtre

Charly n'avait, à la connaissance de personne, laissé filtrer ses intentions sur le sujet.

    On se souvient qu'il avait juste émit le souhait de mourir tranquille dans son lit après avoir gagné au loto. C'est un peu con comme idée lui avait-t-on rétorqué rapport à ce que quand on gagne au loto, vaut autant en profiter. Réponse à quoi, il avait mis en avant le fait que des obsèques, ça coûte cher et que ça soulagerait sa famille. Puis on remit une tournée.

    Charly est mort d'une saleté de cancer du pancréas, détenteur d'un simple livret A et sans le moindre soupçon de famille, hormis une cousine au x-ième degré, religieuse confite au couvent de Saint Méen-le-Grand, qui jura de prier pour le repos de son âme car « même les ivrognes communistes sont frères en Christ ».

    Ce furent Jacquot, Ernesto, Fañch et Marie-Claire, ses collègues de travail, qui recueillirent son dernier soupir. En réalité, sa vraie famille, c'étaient eux. Il n'est pas mort seul, Charly ; on peut même dire qu'il a été soutenu tout au long de sa maladie et que la tristesse fut générale quand ils retournèrent au travail et apprirent aux collègues le décès de leur ami.

    Charly était un des piliers du syndicat. Pas délégué, non, il n'avait pas, comme on dit chez les curés, le tempérance pour ça. Il s'échauffait vite et n'aurait pas trouvé sa place autour d'une table de négociation, cerné de chefs de service à deux ou trois galons, coincés du manche à balai. Ce n'est pas tant qu'il n'aimait pas les militaires - comme une bonne partie de la population du coin, il bossait pour eux, il fallait donc faire avec – mais le bleu était son uniforme, pas le kaki. Il respectait ainsi le vieux système de caste établit depuis la construction de l'Arsenal de Brest. Et ce n'est pas le mielleux des ressources humaines – il s'était fait répéter trois fois le terme quand le poste avait été créé – qui lui ferait toucher les Intouchables. De ce fait, il était le premier à soutenir les intérimaires et à faire suer la merguez pendant les piquets de grève.

    Charly, c'était surtout un ouvrier d'exception qui avait formé toute une génération d'apprentis, comme il avait lui-même été affranchi par son propre père. La Pyrotechnie de Saint Nicolas, fleuron de l'armement de la Royale, c'était pas l'affaire de la Nation, mais pour Charly et ses aïeux, une affaire de famille, à n'en pas douter.

*

    Il avait été dans les derniers à assembler des munitions jusqu'à ce que les Pennoù bras du ministère décident que la Pyro ne soit plus utilisée qu'à des fins de stockage, de maintenance et d'élimination des engins déclassés. Le déclassement, il l'avait pris avec du retard lui aussi. Le DRH « de ses deux » lui avait fait comprendre, qu'à trois ans de la retraite, il n'avait plus qu'à s'y laisser glisser et pour qu'il saisisse plus avant le concept, Charly avait été promu responsable d'un fin fond de la base où il se retrouva à compter et classer des caisses. En plus de celles-ci, il dut gérer les clampins qu'on lui imposa, des mous du bulbe ou des jeunots qu'il n'avait plus à former, vu qu'on ne forme pas au rangement des caisses. À cet âge, le feu intérieur est une chose fragile, les cendres accumulées d'une vie le recouvrent, le protègent parfois ou l'étouffent si rien ne vient l'attiser. Celui de Charly était mourant.

  C'est Jacquot et Fañch qui reçurent le premier signal de la déprime. Ils faisaient partie des minots à qui Charly avait un jour déclaré qu'être ouvrier à la Pyro, c'était d'abord apprendre à ne pas se précipiter, à mesurer ses gestes, les assurer. Ça faisait marrer ceux de leurs potes qui travaillaient dans le privé pour qui tout gus qui trouvait embauche chez les militaires bossait trois fois moins qu'eux pour deux fois plus d'avantages. À l'Arsenal de Brest, c'est bien connu, y' a que le bois qui travaille.

  • Demandez-leur, gronda Charly, s'ils ont déjà vu des doigts arrachés, des visages défigurés ou pire encore ? Démonter une munition demande de la concentration, les choses doivent se faire dans l'ordre. Un obus ou une cartouche, toutes ces saloperies, c'est pareil, ça explose gamin ! Alors quand tu es sur ta ligne, tu trembles pas, tu regardes ce que tu fais et tout se passera bien. Et le lundi matin, t'arrives pas avec la gueule enfarinée.

   C'est dans la file du Fourneau, la cantine de la base, qu'ils entendirent les nouveaux arrivés parler du « vieux con du stock ». Ce dernier avait le nez plongé sur sa côte de porc forestière – purée qu'il contemplait sans grande conviction apparente. Ils le rejoignirent à sa table, Jacquot lui tapa amicalement dans le dos tout en lui demandant :

  • Alors, le Père Noël, ça gaze avec lui ?

Charly enfourna une bouchée de purée avant de répondre.

  • Il en a ras le bonnet, le Père Noël.

    Charly n'avait pas d'enfants. Il avait bien été marié mais ça n'avait pas duré. Fils unique, il avait vécu avec sa mère, une brave et gentille femme, jusqu'à son décès. C'était un célibataire de fond, et ça lui suffisait. Mais quand on lui proposa de faire le Père Noël à l'arbre de Noël de la boîte, il accepta avec entrain et il assurait le rôle depuis déjà cinq ans.

  • D'ailleurs, cette année les gars, faudra en trouver un autre. Vos gosse à vous, c'était chouette mais ceux de ceux-là, là, j'ai plus envie.

Fañch et Jacquot eurent de la peine à finir leur couscous. Ils eurent de la peine tout court.

    Dans les mois qui suivirent Charly fit de son mieux pour entretenir sa nouvelle réputation. Il releva de plusieurs degrés le curseur de ses défauts, ce qui le fit passer du statut d'homme de caractère à celui d'homme au caractère de chien. Bougon, de mauvaise foi, pinailleur, soupe au lait, tout était dans le rouge. Quant aux problèmes de la boîte... « Rien à fout' ». L'apogée de la crise fut atteint un dimanche.

*

    Charly était un soutien sans faille du Stade relecquois, le club de sa svelte jeunesse. Le sport, comme dans bien des coins de Bretagne, a été pendant longtemps un des terrains de lutte d'influence entre Rouges et Calotins. Patronages laïques et religieux se tiraient la bourre pour extirper la jeunesse du goupillon des uns et de la faucille des autres. Le Relecq-Kerhuon n'échappa pas à la règle. L'Étoile Saint-Roger était, le nom ne laisse aucune ambiguïté, le club des prêtres.

    En soixante ans de confrontation, bon nombre d'arcades sourcilières, de nez, de cheveux ont été les martyrs témoins de l'attachement fanatique des supporters à leur club respectif. Et il n'y avait malheureusement qu'une seule buvette. À vrai dire, avec le temps, l'animosité avait régressé chez les jeunes générations, rien à voir avec la violence des années d'avant-guerre, la société avait changé. Restait néanmoins chez les plus anciens, un vieux fond de fiel, nourri depuis les bancs de l'école pour beaucoup et pour certains, engraissé par leur fréquentation sur un même lieu de travail. La Pyro étant la plus grande entreprise du coin, les supporters et les joueurs des deux équipes y pointaient en nombre.

    Jeannot Quéré était quartier-maître, chargé de la surveillance de la base. Lui et Charly n'avaient jamais pu se piffer. Pourquoi ? Charly n'avait jamais été clair quand on lui posait la question. Une chose est sûre, aux dires des plus vieux, ça datait de loin. Ils sont entrés à la Pyro à peu près à la même époque. La vingtaine, tous les deux. Ça turbinait sec à cette période, en pleine guerre d'Algérie. Jean était déjà engagé et s'est retrouvé à barouder dans le Bled. Charly, en tant qu'ouvrier à l'armement, participait aussi - moyen de faire autrement - à l'effort de guerre. Ça ne l'empêcha pas d'aller manifester avec les gars du syndicat en soutien au peuple algérien. Pas facile d'être pacifiste quand on bosse pour l'armée. En tous cas, c'est après le retour de Jean qu'ils ont sérieusement commencé à se chercher des noises. Tout leur était bon pour allumer la mèche. Une fois, ils en sont venus aux mains – c'était avant le divorce de Charly - mais les officiers sont intervenus et ils ont récolté un blâme tous les deux. Avec le temps, leurs engueulades ont fait partie du folklore, voire encouragées par la direction qui regardait ailleurs quand l'un traitait l'autre de Fainéant de syndiqué et que l'autre lui balançait du Guignol de mataf. Ça tenait en un sens de catharsis, tant que ça se limitait à eux et à la parole et que ça ne nuisait pas aux taches.

   Leur rivalité, ils l'avaient déjà bien étrennée sur un autre terrain. Jean fut un libéro solide de l'Étoile Saint Roger et faisait ce qu'on attendait de lui. Agressif, féroce, sans retenue dans ses tacles, il comptabilisait le nombre de civières déployées pour sortir ses adversaires en traçant des bâtons sur le mur des vestiaires. Charly était, lui, l'avant-centre du Stade relecquois. Un bulldozer gracieux, qui, une fois le ballon dans les pieds, était quasiment inarrêtable. Assez court sur patte mais râblais et dense, il faisait porter tout le poids de son corps dans sa course en protégeant la balle par un jeu de jambe court et précis. Cela rendait son mouvement, paradoxalement, très fluide car, même dans ses changements de direction, il ne perdait jamais ses points d'appui, comme le danseur émérite de rockabilly qu'il était à l'époque. Rares sont ceux qui l'ont vu tomber. Leur duel était d'autant plus attendu par tous les aficionados, qui en étaient, la plupart du temps, pour leur frais.

    Il faut dire qu'en prévision de ce genre de rencontre, porteuse de tous les dangers, le district déléguait un arbitre qui savait se faire respecter. Qu'il fût ancien de la coloniale, gendarme, ex-résistant ou ex-prisonnier de guerre, ce n'était que mieux. Un seul mot d'ordre : ne rien laisser passer. Ce qui se déroulait hors du terrain, ce n'était pas leur affaire mais sur le terrain, le fair-play devait être de règle. Entraîneurs et capitaines étaient énergiquement sermonnés et le coup de sifflet sonnait l'heure des hostilités. Et à vrai dire, cela marchait. Viril mais correct. Quéré, au grand dam de ses supporters, retenait ses coups et Charly jouait moins des épaules quand il enfonçait la défense (c'était ça, son côté bulldozer). Un carton rouge d'un côté ou d'un autre aurait déclenché le feu du ciel dans les tribunes, entraînant le risque d'annulation de la rencontre, ce qu'aucun des clubs ne désirait.

    Par contre, car il fallait bien que la soupape dégorgeât, les oreilles de l'arbitre restaient scellées aux échanges verbaux des protagonistes : les « fils de pute, gros cul, sac à merde, cocu » et autres fleurs étaient laissées à libre expression sans qu'un carton ne vînt les sanctionner. Cela se réglerait plus tard, c'était dans l'ordre des choses, mais sans les crampons, à coups de tête et de poings, sur un parking de discothèque ou derrière la baraque de tir d'une fête foraine.

   Ce dimanche-là donc, c'était deux ou trois semaines après la démission de Charly du poste de Père Noël, le Stade recevait l'ASB. "B" comme Brestoise. Ce n'est pas faire injure au Relecq-Kerhuon de l'inclure dans la banlieue du grand port ; la rivière, la rade et l'océan ont lié leurs destins depuis des siècles. À son échelle, Brest a connu les mêmes empoignades cathos/cocos quant à l'occupation de la jeunesse. L'ASB, à cet égard, était sœur de lutte du Stade relecquois et avait tenu pendant longtemps la dragée haute à son concurrent direct, le patronage de l'Armoricaine dont le fondateur finira évêque et dont l'équipe de foot finira professionnelle, sans que l'on puisse discerner une réelle relation de cause à effet. L'ASB décida de rester dans le giron amateur et n'aménagea donc jamais de tribune VIP, la tribune resta populaire tout comme son recrutement et son environnement. Ainsi quand les Brestois rendaient visite aux Kerhorres, le même populo qu'on rencontrait dans les manifs de soutien à la métallurgie, se déserrait les coudes le temps des quatre-vingt dix minutes mais dans une ambiance plutôt bon enfant.

   Selon ce que les témoins rapportent, ça a commencé à la mi-temps non loin de la buvette. Tous s'accordent à dire que Charly était déjà bien chaud avant le début du match. Il parlait haut et fort, l'haleine chargée du pastis qu'il avait, à vue de nez, ingurgité en quantité, sans prendre le temps d'une pause depuis l'heure de l'apéro qui succédait à celle des petits blancs, utiles à la réflexion que nécessitait l'analyse des pronostics de « Paris-turf ». Charly buvait sec, ce n'était pas un secret et plus encore depuis son reclassement. Quand il n'y avait pas match à domicile, il se contentait de rentrer pour roupiller devant la télé de Jacques Martin.

    La première mi-temps ayant fini sur un score nul, passés les commentaires sur les stratégies à adopter pour la seconde – faire sortir Machin, attaquer plutôt sur la droite, le gardien gueule pas assez sur ses gars – les discussions tournèrent rapidement sur la vie en général – Alors, toujours pas en retraite ? On s'est acheté une caravane. Le toubib m'a dit que c'est une cystite – on se préparait à commander une seconde tournée avant la reprise du jeu. Charly était entouré de trois anciens de la Pyro quand il suspendit le geste d'amener sa Kro tiède à la bouche.

  • Qu'est ce qu'il fout ici ce con ?

    Ses compagnons tournèrent leur regard dans la direction de celui de Charly. Ils reconnurent bien évidemment Jeannot Quéré. Celui-ci discutait avec deux jeunes gars aux cheveux courts, des militaires comme lui apparemment.

  • Y paraît que chez les matafs à la retraite l’Alzheimer frappe de suite. Il confond le Stade avec l'Étoile maintenant s'esclaffa un des anciens.

    Les deux autres pouffèrent discrètement. Charly, lui, ne riait pas et gardait les yeux fixés sur le bonhomme. Et la fusée fusa, tellement haut que toute la buvette tourna la tête.

  • Hé Guignol, tu t'es trompé de cour ? Celle-ci, c'est celle des grands !

    L'interpellé se tourna comme les autres vers l'endroit du tir. Après trois petites secondes, ses lèvres arborèrent un sourire mince et finement cruel. En ne perdant pas Charly de vue, il s'adressa aux deux autres individus qui jetèrent un coup d’œil rapide vers celui-ci en hochant leurs têtes d'un air entendu. Et ils rigolèrent de concert.

La mouche piqua.

    Bouteille à la main, Charly se rua vers le trio, ramassé sur lui-même, le front bas mais le pas moins assuré que l'ensemble. Il se planta devant Quéré dont l'expression ironique n'avait pas quitté le visage.

  • Qu'est-ce tu fous là, Quéré ? Tu vas passer ta retraite à emmerder le peuple ?

Quéré se contenta de hausser les épaules.

  • T'es bourré, Charly.Va cuver.

  • Saloperie !

    Charly leva son bras, brandissant la bouteille avec l'intention évidente de la balancer. Les deux jeunes compagnons de Jeannot s'interposèrent dans la seconde, l'un retenant le bras, l'autre repoussant Charly qui, en trébuchant, se retrouva le cul par terre.

  • Saloperie !

Ses collègues se précipitèrent vers lui et l'aidèrent à se relever.

  • Allez, déconne pas Charly. C'est bon maintenant.

    Le coup de sifflet de la seconde mi-temps venait de retentir. Les spectateurs se détournèrent de l'échauffourée. Chacun reprit sa place autour du terrain ou dans les tribunes. On entraîna Charly le plus loin possible de Jeannot Quéré. L'ASB marqua à la 61ème minute, le Stade Relecquois égalisa à la 79ème, un coup de tête entrant fit gagner les Brestois à la 86ème. La buvette refit le plein et Charly aussi.

    Personne ne fit attention à lui quand il emboîta le pas à la foule des spectateurs qui se dirigeaient vers la sortie. C'est en atteignant le trottoir qu'il s'enfourna entre les gens, comme du temps de ses percées héroïques, les bras en avant, en hurlant :

  • Quéré ! Pourriture !

Quéré prit tout le poids de Charly dans le dos et tomba lourdement sur la route. Un coup de poing net brisa l'élan et le nez de Charly qui se retrouva à nouveau le cul par terre, groggy.

  • Tu vas arrêter maintenant Pépé.

Le jeune militaire qui avait encore son poing serré le regardait, prêt à en découdre une nouvelle fois.

L'autre s'occupait de Jeannot qui se relevait péniblement.

  • Pauv' taré gémit-il en se tenant le poignet.

Charly, le souffle court, porta la main à sa bouche sur laquelle dégoulinait du sang. Il resta un instant à regarder ses doigts poisseux et se tourna vers son puncher.

  • Tant que t'y es, demande-lui de vous apprendre à couper des doigts. Il est à la retraite, il a tout le temps de vous parler de l'Algérie. Pas vrai Jeannot ? T'as aimé l'Algérie, toi, hein ?

    Ce dernier fit quelques pas vers l'homme à terre, son sourire s'était mué en rictus sous l'effet de la douleur. Le regard fixe, il cracha aux pieds de Charly.

  • Cocu.

Il tourna le dos lentement et s'éloigna, boitillant.

*

   Le lendemain matin, l'histoire fit rapidement le tour de la base. Charly était passé par les urgences où on lui avait prescrit quelques jours d'ITT. Fañch et Jacquot décidèrent de lui rendre visite après le boulot.

    Il habitait, à l'ombre du vieil hibou triste d'église qu'il ne fréquentait depuis sa petite communion que pour les enterrements, une maison de plain-pied, entouré d'un jardinet qui dut être coquet du temps où sa mère était encore en vie. À cette heure, seul un camélia résistait à l'étouffement des herbes folles.

    Il restèrent un certain temps à poireauter sur le seuil après avoir frappé. Le son de la télévision se faisant entendre depuis l'extérieur, ils finirent par pousser la porte. Ils trouvèrent Charly enfoncé dans son canapé, ronflant bruyamment et bizarrement, comme on peut le faire avec un nez cassé. Le réveil fut progressif. À l'appel de son prénom, Charly ouvrit un œil puis deux.

  • Salut les gars. C'est quelle heure ?

L'ecchymose débordait de dessous le pansement et s'élargissait sur les pommettes.

  • T'as mal ?

  • Ça va, ça vient. Le toubib m'a donné un sac de louzoù. J'en avale un quand ça tire trop. Assoyez-vous.

Il se redressa en geignant et d'un coup de télécommande, il coupa la chique à Patrice Laffont.

  • Qu'est-ce qui t'a pris ? demanda Fañch en rigolant, un peu.

Charly haussa les épaules.

  • Il avait rien à foutre là. Vous voulez une bière ?

  • T'as droit de boire avec ton traitement ? Demanda prudemment Jacquot, embarrassé, tout comme Fañch, par la vision des cadavres des bouteilles gisant à droite et à gauche.

Charly ne se soignait visiblement pas qu'à la chimie.

  • M'ont rien dit. Toute façon, ça me fera dormir, c'est de ça dont j'ai besoin. Alors ?...

Il traduisît sans peine le silence gêné des ses collègues.

  • Ce sera la première de ma journée, les autres, c'est parce que j'ai pas rangé.

  • Une petite alors répondit Fañch, comme soulagé.

  • Z'êtes pas venus à l'heure de l'apéro pour pas prendre l'apéro tout de même ? Grogna Charly en s'extirpant péniblement du canapé.

    Il revint de la cuisine avec un pack pas entamé et se mit à décapsuler les bouteilles qu'il tendit cérémonieusement à ses camarades.

  • Allez tchin les gars et il ajouta : à ma retraite !

Jacquot et Fañch restèrent le bras en suspension.

   Des décisions comme celles-ci, on n'en a pas des dizaines à prendre dans sa vie. Certaines rajoutent un poids, d'autres délestent. En ce qui concerne Charly, elle entra dans cette dernière catégorie. Pour un homme comme lui, un coup sur le nez peut être un mal nécessaire au mûrissement de sa réflexion voire à l'écourter car moins de quinze jour après son retour, il déposa son dossier de pré-retraite au bureau du DRH. À partir de cette date, on retrouva progressivement la grande gueule râleuse et joviale que tout le monde appréciait. Le changement le plus spectaculaire fut ressenti au sein de son équipe de travail, au détriment de la cadence selon les rapports, qui pointèrent un élargissement anormal des pauses-café. Comme s'il s'était investi d'une nouvelle et dernière mission, Charly avait ouvert le grand livre de sa mémoire d'ouvrier, et transmettait à l'heure du jus, son savoir et ses anecdotes à la manière d'un conférencier au Collège de France. La moindre question suffisait à le relancer, pratique dont usaient et abusaient ses collègues. Le stock patienta ainsi que la direction qui renonça à prendre des mesures coercitives, du moins jusqu'au départ de Charly. Inutile de créer des tensions supplémentaires qui alourdiraient inutilement un dialogue social déjà peu léger dans la conjoncture, d'autant plus que le délai était raisonnable, quelques petits mois tout au plus.

Charly fixa lui-même la date de son pot de départ. Le 6 décembre à la Sainte Barbe.

   Les vignerons ont la Saint Vincent, les amoureux, la Saint Valentin, les gars de la Pyro, eux, ont la Sainte Barbe qu'ils partagent avec les pompiers et toute profession qui a un rapport avec le feu et les explosions. Pendant longtemps ce jour était célébré par de petites cérémonies internes - repas amélioré, pot offert par la direction, discours du gradé – mais la tradition avait perdu au fil du temps et des conflits sociaux le caractère corporatiste qu'elle contribuait à maintenir vaille que vaille. Charly avait connu cette époque où, passé l'échauffement des libations officielles, on poursuivait le match dans les bistrots du bourg. Il en parlait avec la nostalgie de ceux pour qui le métier n'est pas défini par des horaires de pointage ou par un barreau dans l'échelle des salaires mais par mille et une choses, les bruits, les odeurs, les petits matins, les regards, les rires et les deuils.

    Il n'échappa pas à la canne à pêche, au bouquet du syndicat, aux petits mots mi-émus, mi-rigolards de ses collègues et au discours étonnement chaleureux de son supérieur hiérarchique que Charly écouta avec attention, hochant la tête régulièrement quand l'autre déroulait les dates principales de sa carrière. Charly fut tellement cueilli par ces marques d'affection, pudiques mais sincères, qu'il laissa tomber ses rodomontades et bredouilla des mots de remerciement, mouillés d'émotion mal contenue. On but correctement à sa santé, point trop pour ne pas gâcher la fête, juste assez pour mettre le feu aux joues, et c'est Jacquot qui le ramena chez lui et l'aida à rentrer canne à pêche, bouquet, bouquin et autre bouteille de bon vin qui s'étaient rajoutés dans son panier de départ.

  • Un dernier pour la route ? Demanda Charly

  • Non, non, c'est bon, Charly. Demain y'a école.

  • Ok. De toute façon, je suis crevé.

Il confirma ses dires par un long bâillement sonore

  • Ça crève ces trucs-là, mon gars.

La main sur la poignée de la porte, Jacquot se retourna vers son ami.

  • Charly, tu sais te servir d'une canne à pêche ?

  • Ben, évidemment que je sais m'en servir. Déjà tout gosse, j'allais aux maquereaux dans la rade avec mon père, alors une canne à pêche, hein...

  • Les maquereaux, c'est à la mitraillette. Tu pêches les maquereaux à la canne, toi ?

Charly haussa les épaules.

  • Qui c'est qui a eu l'idée de m'offrir une canne à pêche ?

   C'est Marie-Claire, la secrétaire du C.E. qui avait pris l'initiative de la canne à pêche. Mais attention, une canne garnie avec tous ses accessoires, du moulinet de compétition à la panoplie d'hameçons, en passant par toute une série de leurres, réservés pour certains à des poissons n'ayant jamais glissé une nageoire dans la rade de Brest. La recette du panier passé dans les services avait été fructueuse mais l'enquête qu'elle mena auprès de ses collègues sur l'objet du cadeau le fut moins. On ne connaissait pas de hobby ou de centres d'intérêt autre pour Charly que son boulot et le stade Relecquois. Il n'avait pas son permis, Brest et ses cinémas étaient trop éloignés, hormis les déplacements pour les congrès du syndicat, il n'aimait pas les voyages, il aimait lire, oui, des bouquins sur l'histoire, l'histoire du coin plus précisément, voire exclusivement. Elle se décida après qu'on lui ait rapporté qu'il accompagnait de temps en temps un voisin à la pêche aux maquereaux. Comme le temps du Pot approchait, pour Marie-Claire, la messe fut dite : ce serait la canne à pêche et le deuxième tome d' « Ar Vag » où il retrouverait tout ce qu'il y a à savoir sur les vieux bateaux de la Rade et sur les pêcheurs kerhorres, en particulier.

*

   Un Charly à la retraite, c'est triste à dire, mais ça ne vit pas longtemps. Un an et demi après son départ, le crabe entama son grignotage. La canne à pêche n'avait pas fait naître en lui un besoin salutaire d'activité physique et ses déplacements quotidiens se limitaient au bourg. Boulangerie, supérette et bistro, tôt le matin et tôt le soir. Les seules fantaisies qu'il s'accorda consistèrent dans l'achat d'un magnétoscope et dans celui d'un nouveau canapé, sur les conseils de son cardiologue se plaisait-il à dire. Ses rapports avec ses médecins furent globalement semblables à ceux qu'il entretenait avec les militaires, distants et méfiants. On pissa de rire un soir, à l'heure de l'apéro, quand il raconta son rendez-vous chez une nutritionniste. Charly ne fût pas un bon malade.

    Dans les premiers mois de sa retraite, Fañch, Marie-Claire et Jacquot, ensemble ou à tour de rôle, vinrent régulièrement prendre des nouvelles du Vieux. On le tenait au courant du train-train de la Pyro, les sempiternelles menaces de réduction d'effectif, les services qui allaient disparaître ou fusionner, les départs, les arrivées, bref on passait un bon moment. Après les vacances d'été, les visites continuèrent mais s'espacèrent un peu plus. Ernesto fut celui qui lui fut le plus fidèle, le plus présent. C'est avec lui que Charly choisit son magnétoscope et encore en sa compagnie, et celle de son fourgon, qu'il embarqua son nouveau canapé. Lui aussi qui traîna Charly chez le médecin après l'avoir trouvé plié en deux sur le dit-canapé, pâle et fiévreux. 

*

   Ernesto Rullan était un autre pilier du syndicat, tendance anarchiste. Il était tombé dedans tout petit. Son père avait effectué une remontada radicale en 1937 en rejoignant un camp de réfugiés espagnols dans le nord de Brest, était tombé amoureux d'une petite qui montait de Recouvrance pour leur apporter des gâteaux cuits par sa mère, avant de partir pour l'Angleterre, de revenir cinq ans plus tard, de marier la petite Brestoise et, Francophobe à défaut d'être francophone, décida de s'installer, d'ouvrir une épicerie et de faire des enfants. Cinq.

    Deuxième de la liste, musicien à ses heures perdues, volage et joyeux, Ernesto aimait les fêtes bruyantes et colorées. Son expansivité toute latine avait percuté celle de Charly, toute bretonne, quand il s'était agi de travailler ensemble. Il fallut à ce dernier modérer les ardeurs du caballero sur la chaîne de travail à coups de « Regarde ce que tu fais p'tit con ! » et de « Tu chanteras plus tard, dévisse ta douille ! ». Mais, au fil des jours, entre le jeune et l'ancêtre, le courant était passé ; d'une part parce qu'Ernesto avait fini par gagner la confiance de Charly en appliquant, en un amusant respect, ses messages subliminaux et d'autre part parce qu'il créèrent un vrai duo dans les réunions syndicales et sur les piquets de grève. Leur numéro de chamaillerie générationnelle faisait plaisir à entendre et baisser les tensions. Ils partageaient en outre la même passion pour Brassens et la même passion que ce dernier pour le 14 juillet et le 11 novembre.

    Pour Ernesto, la seule fête nationale qui vaille, c'est le 20 novembre et ce depuis 1975. Dans sa famille, guitares et tapas sont de sortie, et jusqu'à tard dans la nuit, pour célébrer dignement ce jour, date anniversaire de la mort de Franco. À minuit, selon le rituel, sur la terrasse du père, Ernesto fait péter son feu d'artifice, dont les voisins profitent, ravis de participer à la célébration de la fête nationale espagnole, pensent-ils.

    La première fois, Ernesto dut tirer Charly par la manche pour qu'il accepte de venir se joindre à eux. Charly n'aimait pas déranger et encore moins ne pas dormir dans son lit, même cuit. La soirée dut être bonne à ce qu'on en sait. Il semblerait que Charly, toujours selon les rumeurs, ne fut pas, ce soir-là, insensible au charme d'Isabelle, la sœur aînée d'Ernesto. On croit savoir qu'il y eût escapade en Espagne quelques temps après, escapade qui serait à l'origine de l'aversion de Charly pour les voyages. En tous cas, quoiqu'il se soit réellement passé, leur relation amicale n'en avait visiblement jamais pâti, elle en devint même plus profonde. Qui sait comme les histoires de femmes rapprochent les hommes ? Isabelle ayant choisit de retourner définitivement à ses origines, Charly pût rejoindre les agapes Rullan en sociétaire quasi-perpétuel. Aussi quand ce dernier eût son coup de grisou, se fermant comme une huître même à ses plus proches amis, Ernesto en fut très atteint et le premier soulagé quand l'huître se réanima.

Le 20 novembre 1995 fut tiré le dernier feu d'artifice auquel Charly participa, en tant que spectateur.

   Un feu d'artifice pour un gars de la Pyro, c'est un peu les 24 heures du Mans pour un mécano. Quand le pékin moyen se grise de vacarme et de jet de champagne, le mécano est au centre de la machine, il visualise l'emballement de la mécanique, tout ce monde de mouvements, de gaz et d'explosions. De la même manière, quand fusent les « Oh la belle bleue ! » et les « Oh, la belle verte ! », les spécialistes y voient le ruissellement incandescent des cristaux de cuivre ou de baryum, jaugent les effets, les trajectoires, sourient aux déflagrations.

  • Tu vois, Ernesto, ce qu'on peut faire de bien avec cette putain de poudre !

    Cette phrase revenait, année après année, presque mot pour mot dans la bouche de Charly, passé le bouquet final, alors qu'il se retrouvaient, un verre à la main, à refaire le monde. Fiers, en colère, mélancoliques et bourrés. Dans l'ordre.

*

    Le 1er juillet 1996, la Camarde, accompagnée de l'Ankou et de son équipe de transport, passèrent la barrière de l'Hôpital des Armées. Charly les accueillit sans doute avec soulagement, tant ces dernières semaines avaient été un chemin pénible et douloureux. À l'aggravation de son état, le cercle de ses amis s'était resserré, se passant le relais pour les besoins du quotidien, l'amener à ses rendez-vous, chercher ses médicaments. La maladie étant une grande pourvoyeuse de paperasse, c'est Marie-Claire qui s'en chargea. Pour le coup, elle devint la gestionnaire-confidente d'un Charly qui avait autant de goût pour les formulaires, les contrats d'assurances, les factures de téléphone qu'il en avait pour l'entretien de son jardin. Le premier dimanche de juin, il assista à la victoire du Stade relecquois sur les Gars du Rheun, 4-0. Ce fut sa dernière joie et sa dernière sortie. Quelques jours après il dut être hospitalisé en urgence, au vu de son état de faiblesse. Charly ne lutta pas et se laissa partir, la conscience embrumée par les doses de cheval d'antalgiques et d'opiacées qui coulaient dans ses veines. Il poussa son dernier soupir à trois heures du matin, la main de Marie-Claire posée sur sa poitrine.

Oui mais voilà, il n'avait, à la connaissance de personne, laissé filtrer ses intentions sur le sujet.

*

    On n'envisage pas ses propres obsèques comme on envisage une location de bungalow dans un camping de Palafrugell, à moins d'avoir atteint un sommet de zénitude totale face à la mort, sommet jamais atteint dans le monde de Charly. Il préférait, comme beaucoup, éviter d'y penser. Ça arriverait quand ça arriverait. Mais maintenant qu'on y était, ses amis se retrouvaient devant un dilemme.

    Réunis tous les quatre dans son salon, ils tournaient le problème dans tous les sens. Il était hors de question de voir engloutir son cercueil dans le ventre d'une église et d'enrichir, par voie de conséquence, un denier du culte que le principal intéressé approvisionnait, à l'heure de la quête, en rondelles de vis lors des enterrements auxquels il assistait. Le corps reposait pour l'instant dans une des chambres funéraires de l'hôpital. On pouvait le ramener chez lui, mais quid de la cérémonie ? On ne pouvait pas le laisser partir sans cérémonie et on ne pouvait pas organiser une cérémonie dans cette pièce lugubre et minuscule que mettait à disposition l'hôpital. C'est alors qu'Ernesto, qui se tenait muet depuis un moment, prit la parole. Ce qu'il proposa fût accueilli par un silence hébété des trois autres. La discussion qui suivit fut longue et animée mais quand ils se quittèrent, le pacte était scellé.

   Le lendemain soir, Charly était de retour chez lui. La blancheur de pin de son cercueil illuminait la sombre salle à manger peuplée de meubles lourds qui faisaient la fierté de sa mère. La chemise hawaïenne dont il était vêtu lui donnait un air de vacancier à l'heure de la sieste. Marie-Claire l'avait choisie parce que c'est celle-là que Charly arborait dans les grandes occasions, les mariages ou les élections.

    Une veillée s'improvisa d'elle-même au gré des allées et venues. Comme Charly ne laissait ni veuve ni enfants éplorés, passé le moment de recueillement silencieux devant sa dépouille et celui du petit hochement de tête traduisant la vaste impuissance devant la fatalité de notre condition humaine, chacun apporta, à voix basse dans le salon, à voix haute dans la cuisine, sa pièce au puzzle d'une vie qui avait croisé la sienne, et ma foi, s'il manquait quelques pièces, l'ensemble reflétait bien le Charly qui reposait, tranquille et chic dans sa chemise multicolore.

    Beaucoup furent étonnés, certains contrariés, quand ils apprirent où se déroulerait la cérémonie. Les quatre amis, conscience recroquevillée dans ses petits souliers, assurèrent que c'était la décision de Charly et qu'il fallait la respecter. On ne pouvait que se soumettre à cet argument et on se donna rendez-vous le surlendemain au crématorium de Carhaix à quelques quatre-vingt kilomètres de la Rade.

*

    C'était faire preuve alors d'originalité que de partir en fumée. Les rives de l'Élorn n'étaient pas celles du Gange et on y préférait immémorialement les vers aux flammes. Reposer dans la terre - celle sur laquelle des générations ont trimé, qu'on a partagée, vendue, négociée, valorisée, quittée, retrouvée et pour laquelle, affirme-t-on, on est parti la fleur au fusil - est un aboutissement naturel, une fusion ultime et sacrée, essentielle du Breton. Le ciel, ce n'est pas pareil, on ne peut pas se battre avec le ciel en Bretagne, on ne lui doit rien, au ciel.

   Celui du 4 juillet fut splendide et sans un nuage. Ceux qui étaient en congé ou qui avaient pu en poser, se retrouvèrent en nombre à accueillir le convoi. La cérémonie fut plus courte que chez les curés mais autrement plus chaleureuse. C'est sur la chanson Requiem de Ferré que le cercueil fit son entrée dans la salle. Il y a plus gai, mais moins beau. C'est Ernesto qui l'avait choisie ; il l'avait faite découvrir à Charly lors d'un après-feu d'artifice. Ce dernier, qui n'était pas un poète, en avait eu les larmes aux yeux. Jacquot et Marie-Claire se partagèrent son éloge public en faisant naître quelques sourires sur les lèvres et quelques voiles de mélancolie dans les yeux. Toutes et tous étaient conscients qu'avec Charly, c'était aussi une époque qui mettait les bouts. Le chœur en fut d'autant plus émouvant quand Ernesto, guitare à la main, invita le Grand Georges et son radeau de la Méduse. Timides au début, rythmiquement discutables, globalement justes, les voix montèrent en puissance jusqu'au dernier « d'abord » qu'on laissa traîner pour le plaisir. Bill Haley and His Comets eût droit à deux rappels tandis que l'assemblée, en queue leu-leu, défila pour un dernier salut, un dernier geste, un dernier frôlement de cercueil. Rock around the clock. Il était temps de carboniser Charly.

    Les curieux, car beaucoup l'étaient, en furent pour leur frais. Une crémation, ça prend du temps et se déroule sans spectateur. Les cendres de Charly ne seraient froides que le lendemain. C'est Ernesto qui viendrait prendre livraison de l'urne. On se sépara tout en regrettant de ne pas finir chez Gélébart, le bistro-PMU, face à l'église du Relecq, dans lequel se concluait rituellement la cérémonie des adieux. Chacun rentra dans l'été qui s'annonçait resplendissant.

*

    Pour les populations maritimes de la Rade, la grande affaire de ce juillet 96 fut la deuxième édition du grand rassemblement international de vieux gréements. Les amoureux des cordes à nœuds, les fanatiques de l'étoupe, les emballés des belles membrures ou les simples néophytes s'apprêtaient à fêter par centaines de milliers un spectacle que seuls les anciens des anciens, ceux de Mac Orlan, ceux d'avant les bombes, gardaient encore fragilement en mémoire. Brest renouait pour un temps avec sa légende, celle du havre cosmopolite ouvert à toutes les marines de tous les océans du monde. Le temps où régnait l'odeur du goudron des calfats, pas celle des tourteaux de soja.

    Des centaines de bénévoles s'activèrent à accueillir et canaliser les flots de visiteurs vers les différents pontons où était amarrée une flottille hétéroclite et gouailleuse, liée bord à bord par le même appétit de mer, de vent, d'alcools et de chansons. Beaucoup plus select était le quai réservé aux bâtiments de prestige, parqués au pied du château au cœur de l'Arsenal, endroit que les Brestois de moins de cinquante ans découvraient avec curiosité et en grande majorité pour la première fois, confisqué qu'il était par l'armée pour y construire et faire circuler ses bateaux gris. Il faut dire que l'amirauté y avait exceptionnellement autorisé l'accostage de trois mâts somptueux enguirlandés de jeunes marins en uniforme impeccables venus de Norvège, des USA ou encore d'Ukraine. Les casquettes, grandes comme des poêles à frire, des marins ukrainiens eurent d'ailleurs un grand succès auprès des jeunes Brestoises.

    À la Pyro, on fut tenu bien à l'avance de tous ces préparatifs par l'intermédiaire des militaires de la base. Ouvrir une telle zone, si longtemps interdite, à des milliers de civils non-accrédités, ça faisait trembler du pompon rouge à des kilomètres à la ronde. Les passes à prix réduits pour l'entrée de la fête mis en vente au C.E. étaient partis en quelques jours. Bon nombre d'employés s'inscrivirent en tant que bénévoles et certains parmi eux, les plus rusés, furent validés pour tenir des buvettes ou servir de garde-barrières sur le site privilégié des grands voiliers.

    Ernesto était de ceux-là. Il avait pris son poste dès le premier jour, le 13 juillet. Son bar se tenait juste en face du Belem. Il était aux premières loges pour épier les nombreux pince-fesses, champagne et petits-fours, auxquels les hautes sociétés locales étaient conviées par les commandants en représentation. Sa clientèle à lui, hormis les visiteurs, était composée de nombre de soutiers mis à contribution pour l'événement, les agents des services techniques, les musiciens, les hôtesses, les régisseurs de tous poils. Ernesto fut soulagé quand, en fin d'après-midi, l'un de ces derniers vint lui commander un demi. Ils restèrent un long moment à discuter.

*

   L'homme était concentré. Il venait de terminer le branchement du système et passait une dernière fois mentalement en revue les différents paramètres de l'opération. Il n'avait aucun doute sur la puissance de la charge et sur le mélange qu'il avait concocté. Sourire aux lèvres, il se pencha au-dessus des remparts d'où il pouvait contempler l'étendue de la fête qui battait son plein. Il sortit une puissante lampe de poche et fit le signal convenu à Ernesto.

   Celui-ci, se retournant vers Jacquot et Fañch, accoudés à la buvette, émit un laconique « C'est bon » avant de lâcher son torchon en le confiant à sa relève. La nuit allait tomber et comme prévu, ils se dirigèrent vers le Petit-Pont qui enjambe la Penfeld pour se rendre du côté opposé au château, à Recouvrance, où Marie-Claire les attendait. Ils longèrent la coque du Christian Radich, un imposant trois-mâts carré norvégien où les VIP se déhanchaient sous le swing du Peter Butler's band ; un couple, aussi torché l'un que l'autre - Fañch reconnût le DG d'une grande enseigne d'hypermarché local – tentait de descendre la coupée, soutenus par des marins hilares, visiblement habitués à la manœuvre. En cette soirée du 14 juillet, les élites se dévergondaient loin des quais grouillants du port de commerce où se déroulait une des plus grandes orgies que la ville ait connues pour célébrer la Fête Nationale. La Marseillaise dut plier le genou devant un Jean-François de Nantes, chanté jusqu'à plus soif, si tant est que cette expression eût un sens ce jour-là.

  • Hé, regardez qui est là.

    Jacquot lança un coup de menton vers le pont du navire. Quéré, accoudé au bastingage, la trogne cramoisie, avait le nez plongé dans le décolleté d'une grande femme blonde qui discourait en faisant de larges gestes.

  • L'équipe est au complet déclara Ernesto en plissant les yeux d'un air peu amène.

   À 23 heures, une détonation assourdissante fit sursauter la foule et s'envoler les pigeons nichés dans les anfractuosités des murailles du château. De celles-ci dégoulinèrent des torrents crépitants de feu alors qu'aux premières notes d'une musique puissante s'ajoutait le sifflement strident des premières chandelles. Les palmiers, les tournesols, les pivoines, les feux de Bengale, les fontaines se succédèrent à un rythme effréné et déclenchèrent les cris d'extase et sans retenue des spectateurs qui ne boudaient pas leur plaisir devant la munificence et la grandiloquence des tableaux. Sur le trois-mâts norvégien, édiles, mécènes et état-major savouraient leur part de gloire.

    Ernesto, mâchoire crispée, regarda sa montre. Marie-Claire lui broyait le bras tandis que Fañch et Jacquot, corps tendus, mains au fond des poches, gardaient le yeux fixés sur le pont du navire. Le spectacle en était à son paroxysme, le moment était venu.

    L'homme appuya sur le bouton. L'étincelle embrasa la poudre noire et, dans le vacarme du bouquet final, nul n'entendit les sanglots trop longtemps contenus d'une femme et de trois hommes alors que dans le ciel s'épanouissait une large corolle, éparpillant sur la Rade les cendres rutilantes de leur ami Charly.

dimanche 2 octobre 2022

BARAN باران

 

 




Ils ont rasé leurs tempes

They’ve shaved their temples

Touzet blev o ovidig 

Et parfumé leur barbe

And perfumed their beards

Strinket c'hwezh vad war o farv

Épaule contre épaule

Shoulder to shoulder

Skoaz ouzh skoaz

Ils se tiennent en ligne

They stand in line

En ur roudenn

Lancent leur jarrets robustes

Thrust out robust calves

Taoler 'reont o divesker kreñv

Sur un sol qui n'est pas le leur

Onto a ground that’s not their own

Uhel en aer war an tamm douar pell-mañ


Dehors, la pluie s'annonce

Outside, rain is coming

Er-maez, ar glav o tont

Baran !


Ils dansent comme on leur a appris

They dance as they have been taught

Dañsal a reont hervez ar c'hiz

Comme ils ont vu leur père

Like they saw their fathers dance

Desket dezho gant o zadoù

Une noce, une guerre

A wedding, a war

Eured, brezel

On danse là-bas aussi

They dance over there too

Ahont ivez e vez dañset

Dans une main un foulard

A scarf in one hand

Gant ur skerb en un dorn

Et de l'autre un fusil

And in the other a gun

Hag ur fuzuilh en dorn all



Dehors la pluie hésite

Outside the rain hesitates

Er-maez, ar glav en arvar

Baran !


Nos pas s'accordent aux leurs

Our steps match theirs

Hor c’hammedoù hag o re

Comme ils se mêlent aux nôtres

As theirs mix in with ours

A ya da heul an eil d’egile

D’arabesques en spirales

Spiralling arabesques

Troellenn ha linenn gamm

Nos univers s’enroulent

Universes intertwined

Hon hollvedoù ' zo liammet start

Entre semelle et terre

Between sole and earth

Etre botez ha douar

L'espace n'est que poussière

Space is all dust

An egor 'zo leun a boultrenn


Dehors la pluie s'échauffe 

Outside the rain is warming

Er-maez, ar glav o tommañ

Baran !


Avance avance encore

Forward forward once more

War-raok, war-raok c’hoazh

Ni sable ni mer ne font routes

Sand and sea are not roads

N’eus hent ebet nag en traezh nag er mor

Rien ne s’y danse, rien ne s’y trace

No dancing there, nothing leaves a trace

Eno ne vez ket na dañset na laosket roudoù

Nulle chaleur, nulle richesse

No warmth, no riches

  Ne ‘z eus na gor na pinvidigezh

Cachées sous vos draps d’or

Hidden under your golden sheets

Kuzhet en ho liñselioù aour

L'espoir encore est un effort

Hope is still an effort

Krediñ c'hoazh 'zo un emgann


Dehors la pluie bouillonne

Outside the rain is boiling

Er-maez ar glav o virviñ

Baran !


Nous avions ce soir là

That night we had

An devezh-se diouzh an noz

Des chants des cuivres du temps

Songs and horns and time

Ar c’hanaouennoù  ar sonerezh-kouevr an amzer ivez

Et notre pluie fidèle

And our faithful rain

Hag hor glav feal

À offrir en partage.

In which to share

Hon-noa da rannañ

 

Dehors la pluie triomphe

Outside Rain is triumphant

Er-maez, trec'h ar glav

  Baran !



@Polmadec

English traduction : Pikey Butler

Troidigezh e brezhoneg : Pol Madec, P. Kerledut